Christophe Roux-Dufort (EM Lyon) Comment Emmanuelle s'y prend pour être incompétente

"Voici donc comment Emmanuelle s'y prend pour être incompétente : dès l'instant où elle s'assoit à son bureau pour se mettre au clavier, elle est gagnée par un doute sur ses capacités à finir le travail qu'elle doit remettre. Elle part d'emblée avec l'idée persistante qu'elle ne parviendra pas à terminer son rapport. Ceci génère des craintes et des angoisses qu'elle a beaucoup de mal à qualifier avec précision, mais qui l'obligent à une importante dépense d'énergie pour compenser ce sentiment d'incompétence.

"Il n'y a d'incompétence que parce que nous la produisons nous-mêmes et nous persuadons qu'elle existe vraiment"

Pour être sûr de produire quelque chose, Emmanuelle s'engage dans une frénésie de recherches d'informations en tout genre. Elle consulte plusieurs anciens rapports rédigés par ses collègues. Elle n'hésite d'ailleurs pas à faire du copier-coller de certains passages qu'elle pense être adaptés au rapport du jour. Elle fait des recherches sur Internet et se rend à la bibliothèque pour consulter des ouvrages en relation avec le sujet. Cette quête sans fin d'informations donne lieu à des documents longs qui regorgent de données désordonnées, parfois hors sujet, diluant totalement le cœur du rapport et faisant perdre leur pertinence aux propos tenus par Emmanuelle. Cette stratégie l'amène ainsi à susciter ce qu'elle souhaitait fuir au départ. Elle submerge son manager et ses commanditaires d'éléments confus et disparates qui créent un inconfort de lecture et l'impression qu'aucune conclusion claire ne ressort. Ceux-ci, bien sûr, ne manquent jamais de le lui faire remarquer. Emmanuelle se persuade alors que l'incompétence tellement redoutée au départ se concrétise, comme une malédiction incessante. Elle ne se rend pourtant pas compte que l'excès d'informations nuit directement à la qualité de son travail.

Le scénario se poursuit alors par un raisonnement qui la conduit à imputer aux autres les causes de son échec. Elle se met à penser sérieusement que ses clients ou ses supérieurs hiérarchiques ne comprennent jamais rien : "trop préoccupés par les enjeux commerciaux, ils ne sont pas assez compétents pour suivre ma réflexion". Emmanuelle accumule ainsi toutes les raisons qui pourraient justifier une forme de représailles de sa part. Puis, son mal-être devenant intolérable, il lui faut coûte que coûte une échappatoire pour retrouver un peu de calme intérieur. Lors de la réunion de présentation de son rapport, après avoir fait un court descriptif de son travail, elle laisse ainsi son manager répondre aux questions des interlocuteurs et plonge la plupart du temps dans un profond mutisme, cherchant ainsi à montrer qu'elle est elle-même aussi peu intéressée par leurs propos qu'ils l'ont été par les siens. Elle ressort de ces réunions emplie d'un fort malaise, celui-là même qu'elle cherche justement à éviter : un sentiment diffus d'incompétence. Elle va devoir de nouveau trouver une stratégie d'adaptation pour fuir ce malaise.

Le cas d'Emmanuelle nous apporte à son tour de nouvelles clés pour comprendre ces phénomènes d'incompétence. D'une part, il nous permet de constater qu'il n'y a d'incompétence que parce que nous la produisons nous-mêmes et nous persuadons qu'elle existe vraiment. En agissant ainsi, nous finissons par produire une incompétence, réelle cette fois, vis-à-vis de nos collègues, de nos managers ou de nos clients. En somme, l'incompétence réelle que nous produisons n'est que le résultat de notre propre sentiment d'incompétence, que nous entretenons et cherchons pourtant à fuir en permanence. Paradoxalement, c'est en le fuyant que nous créons les conditions de la manifestation d'une réelle incompétence."

Extrait de "Vive l'incompétence, Tranformons nos limites en talents", de Christophe Roux-Dufort et Sanjy Ramboatiana (Pearson), pages 19 à 22