De l'autorité managériale

Il est rare que les managers aient de l'autorité, et si nous pensons habituellement le contraire, c'est que la notion nous est confuse. Pour la clarifier, il faut la distinguer radicalement de l'autoritarisme en comprenant comment elle accroît les puissances de chacun.

L'échec d'un manager à gérer efficacement une équipe est souvent le résultat d'un manque de légitimité, d'un discrédit. Leurs collaborateurs leur reprochent ainsi toutes sortes de lacunes : leur manque de réalisme, leur manque de compétences ou de qualités, leur manque de gestion humaine, etc. Ces managers compensent alors leurs insuffisances par toutes sortes d'excès qui se traduisent auprès de leurs équipes par l'incohérence des paroles ou des actes et l'autoritarisme. Nous définirons l'autoritarisme comme l'abus d'autorité par la contrainte, et la contrainte comme tout ce qui entrave la liberté de celui qui est contraint. Or tout pouvoir politique est, à la base, une forme d’autorité, mais si elle ne suffit pas, elle doit forcément laisser place à la force : pression ou sanction. Le pouvoir pourrait alors être défini comme une autorité soutenue par la contrainte ; mais si celle-ci nous force, si elle est une force qui s’exerce sur nous, comment s’exerce l’autorité ?

Convaincre plutôt qu'imposer

L'autoritarisme n'est pas une forme d'autorité, il est toujours de l'ordre de la contrainte ou du contrôle, ce qui est la dérive propre aux régimes autoritaires. C'est par manque d'autorité que les managers deviennent autoritaires, de même qu'un parent contraint son enfant à obéir lorsqu'il a échoué à lui faire comprendre l'intérêt de sa décision. Ainsi, moins une décision est acceptée par une équipe, moins elle fait autorité, et plus il y aura besoin de contraintes (réunions, rappels, pressions, contrôles...) pour la rendre effective. Or  l’autorité s’exerce sans forcer, sa finalité n'étant pas de contraindre mais de convaincre. En effet, quand quelqu'un fait autorité dans une matière, qu'il maîtrise son sujet ou son métier, il n'impose pas, il convainc par ses explications.
L'autorité managériale repose ainsi sur l’estime portée au mérite d'un manager. Elle prend forme par les qualités, les compétences et l'expérience de celui-ci et la reconnaissance naturelle ou légitime de l’équipe qui en découle. En effet, pour obtenir de l'autorité, il faut déjà avoir accumulé du savoir, devenir une référence, celui vers qui les collaborateurs se tournent quand ils doutent. L'autorité est ainsi une influence auréolée de prestige, qui s'exerce de manière diffuse, indicative, à l'instar des Sénateurs de la République romaine qui dominaient le monde en usant de conseils. Ils avaient compris au préalable qu'une culture qui privilégie l'organisation à la hiérarchie fait l'économie des contraintes et des contrôles. Forts d'une riche expérience et du talent de savoir comment l'utiliser, il leur suffisait alors, pour diriger, de donner des directions, des orientations. Hugo faisait d'ailleurs cette distinction : "les rois possèdent et les génies dirigent".
Le pouvoir, basé sur la confiance en l'expérience et le talent du manager, se révèle ainsi informatif, voire performatif, et non plus répressif. Afin d'en prendre la pleine mesure, le manager doit libérer les interactions au sein de l'équipe, s'informer et informer et non plus imposer ou contrôler. En effet, faire preuve d'autorité, c'est discuter, lancer des débats, conseiller, négocier, convaincre et se laisser convaincre : dialoguer afin de dégager un consensus au sein de l'équipe. Avoir de l'autorité, c'est être le garant de cette unité consensuelle qui défie le fatalisme de la règle des 5 C ("c'est c.., mais c'est comme ça") en autorisant chaque coéquipier à cocréer chaque décision. L'obéissance de l'équipe au manager disparait ainsi au profit de l'adhésion au consensus de l'équipe sous la bienveillance du manager. En effet, ni l'accord dans le consensus ni le respect porté à l'autorité n'engagent la soumission requise par l'obéissance.

L’art d'accroître les puissances

L'exercice de l'autorité repose alors sur une attention particulière à l'harmonie dans l’équipe afin de tirer le meilleur de chacun pour le bien de tous. A l’opposé de la contrainte, du "tais-toi et obéis", il vaut donc mieux rechercher le bien-être, que les salariés soient heureux, qu'ils s'épanouissent dans leur travail. Le terme de "bonheur" vient d'ailleurs du latin "bonus augere" qui signifie "bonne croissance", et l’étymologie d’autorité est "auctoritas" qui dérive aussi du verbe "augere", "accroître". Or Nietzsche définit le pouvoir comme "l’art de maîtriser les puissances", et par puissance, on entend les capacités, les possibilités d'une personne ou d'un groupe, son "pouvoir faire" qui résulte de ce qu'il est, sait et sait faire. Donc si l'autoritarisme est l'art de contraindre ou d'amoindrir ces puissances, l’autorité est nécessairement l’art de les accroître. C'est pourquoi celui qui dirige réellement, le leader, nous pousse à nous dépasser non seulement par son charisme, mais encore par son exemple.
Accroître les puissances est une démarche foncièrement démocratique, c’est obéir a minima à ce triumvirat de principes :
  1. Accroître la confiance, c'est-à-dire déléguer, responsabiliser, encourager la critique en sachant mettre son égo de côté… construire des bases solides. C'est être sincère, car sans sincérité, pas d'honnêteté, de cohérence ni de bon sens, puisque les employés finissent toujours par sentir la ruse ou la tromperie. Plus un manager fait confiance à son équipe, plus celle-ci est confiante en elle et en lui, et plus elle lui reconnaît une autorité naturelle ou légitime. L'équipe ainsi soudée et responsable se contrôlera d'elle-même car tout dysfonctionnement d'un de ses membres se répercutera nécessairement sur l'équipe toute entière.
  2. Accroître la communication, elle permet de multiplier les points de vue et de démultiplier les possibilités, de mieux s'adapter, de fluidifier les directives et les retours. Pour ce faire, l'autorité doit s'appuyer sur le dialogue et la transparence. C'est pourquoi il faut, d'une part, accroître l'écoute et la parole de chacun, et notamment la parole de ceux qu’on entend le moins, en sachant émettre, écouter et admettre les critiques. Et, d'autre part, accroître la cohérence de l’équipe en tâchant, non pas de juger et dicter, mais de comprendre et faire comprendre.
  3. Accroître la liberté en laissant une sphère d’autonomie, et pas juste une marge de manœuvre. En premier lieu, il ne faut pas rechercher la domination et l'obéissance, il ne faut pas infantiliser ses collaborateurs mais, à l'inverse, accroître leur pouvoir. Or le pouvoir implique des devoirs... C'est pourquoi un manager qui veut exercer une autorité légitime, et pas seulement légale, doit autoriser, c’est-à-dire ici donner de l’autorité à ses coéquipiers et accroitre leurs responsabilités à la mesure de leurs puissances.
Manager à la carotte et au bâton, c’est diviser pour mieux régner, mais ce n’est en rien souder une équipe, ou alors la souder contre le manager. Ce dernier n’utilise d'ailleurs la contrainte que là où il a échoué à asseoir son autorité. Or il ne peut tirer sa légitimité que de sa valeur (qualités, compétences et expérience) qui s'exprime dans l'équipe par une confiance solide, une communication sans faille, une liberté de pouvoir et un accroissement de toutes les puissances. Un manager bienveillant est ainsi un manager qui pense avant tout au bien-être de son équipe, qu'elle s'épanouisse dans son travail, ce qui est, à la fois sous l’angle éthique et intéressé, le meilleur moyen d’accroître la valeur de l’entreprise et d’asseoir son autorité. Pensons à Google, au groupe Hervé et bien d'autres... Mais cette autorité n’est possible que si la direction elle-même laisse au manager une certaine autonomie et que celui-ci la transfère à son équipe. Ce qui signifie culturellement que l’entreprise a pour vocation d’accroître sa valeur à tous les niveaux et par tous les moyens à sa disposition.