"Je travaille dans une maison de fous", les meilleurs extraits Pourquoi travailler quand on peut se faire mousser ?

« Bertrand D., 49 ans, gestionnaire d'une grosse entreprise de leasing, pointe son index sur sa tempe et le fait tourner : "Notre entreprise est une véritable fourmilière. Ça n'arrête pas. Ça court, ça discute, ça envoie des mails 24 heures sur 24. Et pourquoi ? Pour qu'on ne se rende pas compte qu'il ne se passe rien.

l'important, ce n'est pas de travailler, mais d'épater la galerie.
L'important, ce n'est pas de travailler, mais d'épater la galerie. © Val Thoermer - Fotolia.com

– Vous auriez un exemple ? demandai-je.

– Chez nous, faire simplement son travail, et par-dessus le marché le faire rapidement et tranquillement dans son coin, est plutôt mal vu.

– Tandis qu'est très apprécié...

– ... de faire du bruit ! Untel a quelque chose à faire passer ? Il sort le grand jeu. Il rameute un groupe de projet, le baptise d'un nom qui flatte l'ego de la direction, convoque une réunion de travail tous les trois jours puis bombarde la moitié de la maison de comptes rendus de séance. Et il invite deux ou trois experts extérieurs. Ça coûte un bras mais ça impressionne. Untel est un héros, quel bosseur ! Les louanges pleuvent.

– Vous n'exagérez pas un peu ?"

Il secoua énergiquement la tête.

"Au contraire. Il y a peu, un de mes collègues a fait venir un doctorant de la fac pour donner un bon coup de gonflette à son mini-dossier et le faire passer pour une thèse de troisième cycle. N'importe quoi ! On lui demandait seulement d'optimiser la logistique de notre parc automobile. Il aurait pu le faire en une semaine. Maintenant, ça va prendre des mois avant que son doctorant ponde quelque chose. Et en plus, cette lumineuse idée lui a valu les félicitations de la direction !

– Vraiment ?

– Et officiellement. Tout le monde a pu lire dans une note interne que cette coopération de la science et de l'économie était un signal fort pour l'avenir. Ils sont même allés jusqu'à en tirer un communiqué de presse pour le journal local.

– Ils communiquent sur l'entreprise, c'est bien.

– Peut-être. En attendant, on est envahi de boursouflures qui ne servent à rien. (...)

Quelques jours après cette conversation, Bertrand D. m'a fait parvenir une copie de quelques-uns des comptes rendus qu'il recevait de sa direction et de ses collègues. À leur lecture, mes doutes quant à l'objectivité du tableau qu'il m'avait brossé s'envolèrent. Ce n'était qu'une succession de riens du tout transformés en affaires d'État, de micro-idées transformées en innovations du siècle, de mini-performances transformées en travaux d'Hercule. Presqu'une phrase sur deux se terminait par un point d'exclamation. Ce n'était pas de l'information, mais des braillements. Beaucoup de bruit pour rien. Comme c'est si souvent le cas dans les entreprises françaises.

Deux solutions s'offrent au patient d'une maison de fous confronté à un problème : il le résout (cela peut se faire sans bruit, mais il n'en tirera aucune gloire) ou bien il met en scène un grand numéro, de préférence en plusieurs actes. Cela fait un potin d'enfer et toute l'attention converge vers lui. »