"Je travaille dans une maison de fous", les meilleurs extraits Papier blanc et blanc papier

« "Quand le groupe nous a avalés, ça a été le grand chamboulement", raconte Yasmine H, 35 ans, acheteuse chez un jusque-là modeste industriel de l'agroalimentaire. (...) La déraisonnable direction du groupe regarda de près comment sa nouvelle acquisition menait ses affaires. Elle scruta particulièrement les dépenses. Combien coûtaient les matières premières ? Le personnel ? Les petites fournitures de bureau ?

désolé, il n'a plus de budget papier pour cette année.
Désolé, il n'a plus de budget papier pour cette année. © Vladimir Mucibabic - Fotolia.com

Les costumes-cravates du groupe tombèrent d'accord : il allait falloir serrer les boulons. Ils décidèrent une baisse de 5 % des coûts et rognèrent sur tout, y compris sur le budget papier. Sans en discuter avec les collaborateurs concernés.

Dix mois s'écoulent sans encombre, puis, mi-novembre, les choses se sont compliquées : "J'ai voulu imprimer une liste d'achats, rapporte Yasmine H. Il n'y avait plus de papier dans l'imprimante et plus une seule ramette non plus dans la réserve. Je suis allée au secrétariat demander qu'on passe une commande. Là, surprise, j'apprends que notre budget papier de l'année est épuisé : "Désolé, voyez si un autre service peut vous dépanner"."

Yasmine H. a fait le tour des services voisins, et découvert que tous avaient peu ou prou le même problème. Elle se tira d'affaire en vidant la moitié du papier d'une photocopieuse, mais ce ne fut que temporaire. Une semaine plus tard, toutes les réserves de papier de l'entreprise étaient épuisées. Le gérant, sous la pression des chefs de service, s'en alla frapper à la porte de la grande direction, au siège... où il se heurta à une fin de non-recevoir. "Les budgets n'ont pas à s'adapter à vos besoins, c'est à vous d'adapter vos besoins aux budgets, lui répondit-on. Ça fonctionne ainsi partout dans le groupe. Faites donc marcher votre imagination et trouvez-nous une solution qui ne coûte rien !"

"Les budgets n'ont pas à s'adapter à vos besoins, c'est à vous d'adapter vos besoins aux budgets"

Aussitôt dit, aussitôt fait : "Nous avons tout simplement pris du papier à en-tête, raconte Yasmine H. Il en restait encore." Mais cela aussi ne fut que temporaire : mi-décembre, il n'y avait plus une feuille ni de papier blanc, ni de papier à en-tête dans toute la maison. L'entreprise ne pouvait plus relancer un client, établir une facture ou faire un courrier.

Il n'était plus question d'être inventif, mais efficace. Ceux des collaborateurs qui avaient besoin de papier se prirent par la main et allèrent en acheter à la papèterie la plus proche, sur leurs propres deniers, et les chefs de service se cotisèrent pour financer l'impression d'un minitirage de papier à en-tête. Et ainsi un industriel de l'agroalimentaire dont les bénéfices se chiffraient en centaines de millions put-il finir l'année grâce aux dons de ses salariés.

Que ceux qui croiraient encore que l'économie planifiée à la manière soviétique a disparu jettent un oeil sur les grands groupes : impossible d'y bouger le moindre petit doigt sans autorisation préalable. Depuis l'invention de l'armure au Moyen Âge, le monde n'a rien connu de plus rigide que la planification budgétaire ou les ressources humaines d'une grande entreprise. »