Scott Galloway (Université de New York) "Zuck pourrait gaspiller un milliard de dollars par mois que je trouverais Meta toujours sous-évalué"

Avenir de Twitter, valorisation de Facebook, rachat de Roblox par Disney, danger de TikTok... Le célèbre professeur, auteur, conférencier, et entrepreneur Scott Galloway livre ses prévisions sur le secteur tech.

JDN. Quel bilan tirez-vous du rachat de Twitter par Elon Musk ?

Scott Galloway est professeur à la Stern School of Business de l'Université de New York. © S. de P.

Scott Galloway. Cette opération est un désastre et pourrait même devenir la deuxième pire acquisition de l'histoire, après la fusion ratée de Time Warner avec AOL. Car le déclin des revenus de Twitter n'est pas lié aux licenciements mais bien au comportement d'Elon qui a effrayé les annonceurs bien avant le rachat. Avant même son arrivée, les engagements en termes d'investissements publicitaires des grands annonceurs sur Twitter avaient déjà diminué de 30 à 40% par anticipation. Si Musk avait eu un autre comportement, notamment vis-à-vis des collaborateurs de Twitter, les choses auraient sans doute été différentes. Ses actions lui ont fait perdre beaucoup d'argent.

Certains prédisaient le pire à Twitter mais la plateforme est restée opérationnelle malgré les nombreux licenciements…

Il faut effectivement donner du crédit à Elon Musk pour avoir réussi à maintenir une plateforme fonctionnelle en réduisant drastiquement ses ressources. Si l'on ne savait pas que 75% des effectifs ont été licenciés, il aurait été impossible de le deviner. Mais au-delà de Twitter, cette situation va avoir un impact beaucoup plus important sur l'écosystème technologique dans son ensemble.

A quelles conséquences pensez-vous ?

Aujourd'hui, tous les dirigeants du secteur observent cette situation et se disent qu'ils pourraient également réduire leurs coûts d'exploitation en réduisant de 10 à 30% leurs effectifs sans forcément perdre en efficacité. Il est connu que la main-d'œuvre représente une grande partie des coûts d'une entreprise technologique. Ces dernières ont beaucoup recruté pendant une période de forte croissance et elles cherchent désormais à réduire leurs coûts opérationnels dans un environnement économique plus incertain.

Dans votre dernier ouvrage "ADRIFT" (Penguin, 2022), vous regrettez l'adulation du public pour les innovateurs du secteur technologique. Comment l'expliquez-vous ?

En tant qu'humain, nous avons toujours vénéré différentes choses, que ce soit des objets célestes, des idoles, etc. Aux Etats-Unis, comme dans toute économie moderne, lorsque le niveau d'éducation et de richesse augmente, la fréquentation des lieux de culte diminue et nous avons alors besoin de trouver de nouvelles idoles. La technologie est sans doute ce qui se rapproche le plus de la religion dans nos économies occidentales parce qu'elle a un côté mystique. Il est en effet très difficile pour la plupart des gens de comprendre comment fonctionne leur téléphone ou les moyens mis en œuvre pour envoyer des personnes dans l'espace. Pour autant, nous trouvons cela fascinant. Le Jésus-Christ d'autrefois s'appelait Steve Jobs, et celui d'aujourd'hui se nomme Elon Musk.  Pour preuve, tous les trois ans au cours des 30 dernières années, la personne qui a reçu la distinction de "personnalité de l'année" par le magazine Times était la plus fortunée du secteur technologique, qu'il s'agisse de Bill Gates, Steve Jobs, Elon Musk ou des fondateurs de Google. Ces innovateurs méritent sans doute notre admiration, mais pas notre adoration.

"Ma prévision est que le cours de l'action de Tesla devrait être encore réduit de moitié"

Croyez-vous que les récents évènements, tels que la chute de FTX ou le médiatique rachat de Twitter par Musk, ont pu ternir l'image des innovateurs du secteur technologique à l'égard du grand public ?

Beaucoup de personnes sont en train de réaliser que ces grands dirigeants d'entreprises tech ont également des failles et qu'ils n'agissent pas toujours pour défendre nos intérêts.  Ces derniers sont souvent victimes de l'effet Dunning-Kruger. Ils ont tendance à s'habituer aux compliments venant de leur cour personnelle et à ne plus supporter les critiques dès qu'on ose les contredire. Le fait de ne pas avoir de garde-fou peut causer leur chute car ils commencent alors à croire en leur propre propagande. Cela explique la déception du public vis-à-vis de certains comportements. Ces grands innovateurs pensent être au-dessus de tout car leurs exploits sont souvent acclamés. Désormais, les gens commencent à dire que certains comportements ne leur conviennent plus.

Vous prévoyez que l'action Tesla devrait perdre la moitié de sa valeur cette année, pourquoi ?

Tesla est une belle entreprise qui produit d'excellent véhicules, et je pense qu'elle devrait continuer d'engendrer des revenus et des ventes records au cours des prochains mois. Pour autant, la valorisation de Tesla est complètement irrationnelle et dissociée de toute métrique réelle lorsque l'on compare ses ventes avec ses concurrents allemands et américains. Le secteur automobile est un domaine compliqué qui nécessite beaucoup de capitaux. Tesla est ainsi exposée à toutes sortes de risques, que ce soit au niveau de la chaîne d'approvisionnement, de l'environnement économique ou de la demande des consommateurs. Pour ces raisons, ma prévision est que le cours de l'action devrait être encore réduit de moitié, malgré la baisse importante déjà enregistrée.

Sur Twitter vous aviez d'ailleurs eu un vif accrochage avec Musk qui vous avait traité "d'imbécile" suite à vos prédictions concernant Tesla…

Ce type peut continuer de m'insulter, cela ne me dérange pas.  J'ai d'ailleurs vendu ma Tesla. Je ne vais pas dépenser de l'argent pour une voiture quand le PDG de l'entreprise m'insulte sur les réseaux sociaux. D'une manière générale, ce genre de comportement contribue à éloigner les acheteurs de la marque. L'image de Tesla auprès des personnes au profil progressiste aux Etats-Unis a d'ailleurs pris un énorme coup. L'acheteur type d'une Tesla est en général de centre-gauche, voire plus à gauche. Et ce sont eux qui se détournent le plus de la marque suite au comportement de Musk.

Vous vous êtes souvent montré très critique envers Meta, notamment sur le choix de Zuckerberg d'investir dans son projet de métaverse, mais vous restez pourtant optimiste pour le cours de son action. Pourquoi ?

Encore une fois, il faut faire la distinction entre les performances économiques réelles d'une entreprise et sa valeur en bourse. Le métaverse est un échec et l'action de Facebook a perdu énormément de sa valeur. Mais si vous regardez l'entreprise et ses fondamentaux, il m'apparaît qu'elle a été punie bien trop sévèrement pour cette histoire. Son cœur de métier génère toujours beaucoup de cash avec de belles marges opérationnelles. Donc même si le métaverse est un gaspillage d'argent et que Meta ne récupère pas un seul dollar sur cet investissement, l'entreprise reste toujours sous-évaluée de mon point de vue. Zuck pourrait continuer de gaspiller un milliard de dollars par mois que je trouverais Meta toujours sous-évalué.  Sans oublier que Meta peut décider à tout moment de réduire ou d'éliminer ces dépenses, ce qui améliorerait immédiatement son bénéfice, dans le cas où ses revenus restent stables.

"Je continue de penser que TikTok représente une menace pour l'Occident"

La concurrence de TikTok ne risque-t-elle pas de freiner la croissance de Meta ?

Celle-ci devrait ralentir mais Meta conserve toujours une relation avec 3 milliards de personnes via ses plateformes. Et bien que sa plateforme principale, Facebook, stagne, Instagram continue de croître. L'empreinte de WhatsApp reste dominante et l'app n'a toujours pas été réellement monétisée. Les gens passent encore une quantité massive de temps sur Instagram dans le monde entier. Donc même si Facebook est une entreprise mature dont la croissance a considérablement ralenti, les entreprises qui affichent ce type de flux de trésorerie obtiennent généralement une valorisation boursière plus élevée.

TikTok menace-t-il le leadership de Meta dans le Social Web à moyen terme ?

Tiktok devrait continuer de prendre des parts de marché à toutes les entreprises qui vivent de la publicité, dont Facebook et Google. Le secteur de la publicité est un jeu à somme nulle donc, si davantage de budget est dépensé dans Tiktok, cela impliquera sûrement des recettes en moins pour d'autres, que ce soit par exemple Yahoo ou Instagram. Je pense que TikTok pourrait atteindre une valorisation d'un trillion de dollars cette année. À moins que les actifs de l'entreprise ne soient transférés à des ressources occidentales, ou que la gestion de leurs centres de données soit placée entre les mains occidentales. Ce qui serait une bonne chose car je continue de penser que TikTok représente une menace pour l'Occident.

Vous avez en effet plusieurs fois écrit que TikTok représentait un danger pour les démocraties occidentales. Quels sont les principaux risques auxquels vous pensez ?

Mark Zuckerberg ne se soucie peut-être pas de la vie privée des adolescents ou de l'Europe, mais il ne veut sans doute pas voir le pouvoir américain et européen diminuer. Ce n'est pas son objectif, contrairement au parti communiste chinois qui considère l'Occident comme une menace. La Chine serait ravie que la jeunesse occidentale se retourne contre ses gouvernements ou qu'elle en vienne à penser que le capitalisme et la démocratie ne fonctionnent pas. La Chine dispose désormais d'un incroyable outil de propagande pour diffuser progressivement ce message à la nouvelle génération d'Européens et d'Américains, au dépend des valeurs occidentales.  

"Netflix reste toujours trop cher pour se faire acquérir"

Vous prédisez plusieurs consolidations et acquisitions à venir en 2023, dont notamment le rachat de Lyft. Pourquoi une telle opération pourrait avoir lieu cette année ?

Lorsqu'il y a une chute des marchés, que ce soit une baisse du marché boursier ou une diminution des dépenses, certaines entreprises doivent choisir entre mettre la clé sous la porte ou se faire racheter.  Lyft est la deuxième entreprise de transport de passagers aux Etats-Unis. Elle possède des actifs tangibles intéressants avec une marque forte, des partenariats avec de nombreux conducteurs, et une relation avec des millions d'utilisateurs. Malgré tout, il semble difficile pour l'entreprise de survivre en tant qu'entité autonome. Son service est assez similaire à celui de ses concurrents. Je pense donc que, soit Uber, soit une entreprise du secteur automobile pourrait l'acquérir. D'autant que Lyft détient également des brevets dans la conduite autonome, un domaine dans lequel l'entreprise a massivement investi. Auparavant, Lyft avait une capitalisation boursière de 25 milliards de dollars, ce qui rendait son acquisition trop coûteuse pour un potentiel candidat. Mais avec une capitalisation boursière qui a nettement baissé, cette acquisition semble attractive pour une entreprise comme Uber.

"Aux Etats-Unis, 50% des enfants de moins de 16 ans utilisent Roblox. Ce sont eux les consommateurs de demain"

Quel futur entrevoyez-vous pour Netflix, qui évolue désormais dans un paysage très concurrentiel et qui enregistre une perte d'abonnés ?

Avec une capitalisation boursière aussi élevée, Netflix reste toujours trop cher pour se faire acquérir. Il faudrait débourser environ 200 milliards de dollars pour racheter ce géant du streaming. Seules quelques entreprises pourraient s'offrir Netflix, à l'instar d'Apple ou de Microsoft. La première réalise rarement de grosses acquisitions contrairement à la seconde. Cependant, je ne vois pas comment une telle acquisition s'inscrirait dans la stratégie de Microsoft. A l'inverse, Netflix pourrait être elle-même un acquéreur et pourrait se montrer intéressée par Spotify. L'entreprise suédoise est l'acteur leader du streaming de musique et bénéficie d'une marque forte. Une telle acquisition permettrait de créer la plateforme ultime de streaming, combinant musique et vidéo.

A vos yeux, le rachat de Roblox par Disney serait pertinent. Pourquoi le groupe serait intéressé par une entreprise du secteur du gaming ?

Aux Etats-Unis, 50% des enfants de moins de 16 ans utilisent Roblox. Ce sont eux les consommateurs de demain. Disney pourrait ainsi utiliser tous ses personnages et licences, de Star Wars à la reine des neiges en passant par Mickey Mouse, pour transposer son univers dans Roblox. Pour autant, une telle acquisition serait onéreuse car Roblox n'est plus aussi bon marché qu'auparavant. Le cours de l'action Disney a parallèlement baissé, donc je ne sais même pas si l'entreprise pourrait se le permettre. Ceci dit, cette acquisition aurait du sens pour de potentielles intégrations. On pourrait par exemple imaginer de pouvoir planifier sa journée à Disneyland sur Roblox avant d'y aller. Un billet acheté pourrait donner accès aux parcs en ligne et hors ligne. Bob Iger a la crédibilité nécessaire pour réaliser un pari aussi audacieux.

 Scott Galloway est professeur de marketing à la Stern School of Business de l'Université de New York et un serial-entrepreneur. Au cours de sa carrière, il a fondé neuf entreprises, dont Prophet, RedEnvelope, L2 et Section4. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages best-seller du NYT dont notamment "The Four", "The Algebra of Happiness", "Post Corona" et "Adrift: America in 100 Charts". Scott a siégé aux conseils d'administration de The New York Times Company, Urban Outfitters, Berkeley's Haas School of Business, Panera Bread et Ledger. À travers ses podcasts " Prof G " et " Pivot ", sa newsletter " No Mercy / No Malice " et sa chaîne YouTube, il partage sa vision du secteur technologique avec des millions de personnes.