Journal du Net > Management >  Naomi Klein : "Suivre la naissance d'un nouveau modèle économique"
INTERVIEW
 
20/04/2005

Naomi Klein
Suivre la naissance d'un nouveau modèle économique

L'auteur de No Logo refait parler d'elle avec, cette fois, un documentaire : The Take. Le film, tourné en Argentine, se penche sur le phenomène des entreprises autogérées par les salariés .
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Auteur en 1999 du best-seller international No logo : la tyrannie des marques, Naomi Klein revient sur le devant de la scène avec, cette fois-ci, un film : "The Take". Au travers de ce documentaire, qui sortira en salles le 27 avril prochain, la journaliste canadienne se penche sur une conséquence méconnue de la crise économique et financière dont a été victime l'Argentine en 2001. Après la fuite des capitaux, des milliers d'entreprises argentines se sont retrouvés sur le carreau, abandonnées par leurs dirigeants. Certains salariés ont alors décidé de se fédérer pour relancer eux-mêmes ces entreprises, pilotées selon un principe de démocratie directe. Trois ans plus tard, plus de 1.700 entreprises autogérées par les salariés sont en activité en Argentine. Rencontre avec Naomi Klein, de passage en France pour présenter ce documentaire avec Avi Lewis, le réalisateur.

Après votre livre "No Logo", vous avez choisi cette fois de poursuivre votre démarche au travers d'un documentaire. Pourquoi vous êtes-vous tournée vers l'audiovisuel ?
Naomi Klein. Nous pensons qu'il est important de montrer et d'expliquer au plus grand nombre, notamment en Europe et en Amérique du Nord, d'autres signes de la globalisation que ceux déjà évoqués dans No logo. Bien sûr, comparé à un livre, un film ne permet pas de tout couvrir : les témoignages doivent être concis, l'analyse économique ne peut être effectuée en profondeur... Mais un documentaire reste en revanche le meilleur moyen de partager des émotions profondément humaines.

Justement, comment définiriez-vous "The Take" ? Comme une aventure humaine ?
The Take est, d'une part, une histoire humaine. Le documentaire montre comment les gens, face à certaines situations, s'organisent pour avoir accès au travail et le souhait profond qu'ils ont d'installer la démocratie dans leur vie professionnelle. Le film montre d'autre part un modèle alternatif en termes de production. Il s'agit, en quelque sorte, de l'apparition d'un nouveau modèle économique.

Votre film se déroule entièrement en Argentine. Ce pays vous est-il apparu très vite comme le meilleur point de chute possible pour étudier les effets de la mondialisation et les modèles alternatifs ?
La crise argentine, et ses conséquences, concentre à elle seule beaucoup des problèmes liés au modèle économique actuel. Nous ne parlons pas d'un pays du tiers-monde. L'Argentine est un pays qui avait atteint un certain niveau de développement au plan mondial, et qui disposait d'une classe moyenne bien ancrée. Mais les transformations imposées par le FMI au pays, et à marche forcée, ont complètement disloqué l'économie locale, sans cadre juridique et en jouant l'ouverture à la concurrence totale. Tout était devenu spéculatif. Et puis en quelques jours, en 2001, dès que la situation politique et économique s'est dégradée, les capitaux et les grandes entreprises ont quitté le pays. Les banques ont été contraintes de fermer leurs guichets. Les ouvriers, les cadres, toute la classe moyenne, se sont retrouvés privés de leurs ressources. Le pays devait alors repartir de zéro. Mais beaucoup de gens ont souhaité alors, pour ne pas tomber dans le même piège, construire un modèle alternatif en devenant les acteurs directs de la reconstruction.


Au fond, l'argumentation est très limitée"

Le modèle alternatif que vous montrez dans le documentaire concerne des entreprises reprises en main et dirigées par les salariés eux-mêmes, souvent de manière communautaire. Un monde sans patron est-il possible selon vous ?
Le film montre en tout cas que le concept n'est pas impossible ! Le mouvement des entreprises autogérées reste encore tout petit à l'échelle mondiale. Mais cette histoire en est aujourd'hui à ses débuts. Lorsque j'écrivais No logo, la plupart des professionnels que je rencontrais me disaient que la construction de multinationales capables d'externaliser leur production aux quatre coins du monde était désormais "la seule manière possible de faire des affaires". Au fond, l'argumentation est très limitée : c'est la bonne manière parce que c'est la seule. Avec The Take, nous voulons justement montrer qu'il existe d'autres manières de faire des affaires, des solutions alternatives.

Et six ans après avoir publié "No Logo", un monde sans marque vous semble-t-il également possible ?
Je vais vous citer un exemple, celui d'American Apparel, une entreprise qui est maintenant énorme aux Etats-Unis. Elle a été montée par une personne qui a fait ses études avec moi et qui m'a dit avoir été très influencée par No logo. Cette personne a lancé une marque à Los Angeles, avec une usine dont elle est propriétaire. Cette usine produit des T-shirts tous semblables, sans logo. L'idée de base de l'entreprise était de montrer que des profits étaient possibles en produisant localement et sans dépenser un gros budget marketing. Le concept est devenu si tendance aujourd'hui, qu'American Apparel a des lignes complètes de vêtements, toujours sans logo.

Pour revenir au concept d'entreprises autogérées, estimez-vous que ce modèle est exportable dans d'autres pays ?
Je suis convaincue que les consommateurs ont un rôle majeur à jouer dans le développement de solutions économiques alternatives. Si les gens sont prêts à acheter en priorité des biens produits dans des conditions démocratiques, et par des organisations qui respectent leurs employés, alors les entreprises devront s'adapter en offrant de nouveaux modèles.


Le débat s'est déconnecté de la réalité"

Au-delà du concept "consommacteurs", vous montrez dans le documentaire que le principal frein en Argentine au développement des entreprises autogérées est le pouvoir politique.
Les faits sont plus compliqués que cela. Une partie du pouvoir soutient ces initiatives. La loi en Argentine reconnaît par exemple aux ouvriers le droit de travailler, donc le droit de faire tourner une entreprise. Une autre partie du monde politique, sensibilisée cette fois aux intérêts des grandes entreprises et des investisseurs, voit au contraire ces initiatives d'un mauvais oeil. Car maintenant que la situation s'assainit en Argentine, les entrepreneurs et financiers qui ont quitté le pays en 2001 essayent de reprendre le contrôle des entreprises qu'ils ont abandonnées.

Quelles ont été les premières réactions des personnes auxquelles vous avez projeté le film ?
Tout dépend du public. Dans la majorité des cas, les personnes se disaient "ça pourrait être nous", "ça pourrait nous arriver"... Mais nous avons aussi projeté le film à des activistes de San Francisco. Ils ont été ahuris de voir que les travailleurs buvaient du Coca-Cola et qu'ils se plaignaient de ne plus pouvoir emmener leurs enfants chez Mac Donalds ! A chacun sa sensibilité.

Lors des rencontres auxquelles vous participez, comment se positionne le débat sur la mondialisation ?
Le débat est réellement devenu très académique, ponctué de sommets et meetings où des gens déjà convaincus font état de leurs réflexions. En Amérique du Nord, le débat s'est déconnecté de la réalité, de ce que vivent les gens au quotidien, comme en Argentine. Il me semble qu'en Europe, et notamment en France, le débat sur la mondialisation est moins académique, qu'il y a de vraies connexions entre les salariés, les patrons et la société.


Continuer à parler au plus grand nombre"

Mais vous alimentez vous-même ce débat, notamment en Amérique du Nord...
Après avoir écrit No logo, j'ai passé plusieurs années à parler du livre, des marques, des multinationales... A cette époque, le débat sur la mondialisation était omniprésent dans les médias. Mais après trois années, j'ai commencé à sentir que le débat se faisait au sein de communauté déjà sensibilisée, déconnectée de la réalité. C'est, je pense, ce qui m'a orientée vers l'audiovisuel, pour continuer à parler au plus grand nombre. Avec Avi Lewis, le réalisateur de The Take, nous avons d'abord travaillé sur une série d'émissions télévisées consacrées à la mondialisation. De fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés en Argentine.

En savoir +

La mondialisation reste-t-elle selon vous le problème numéro un dans l'univers économique ?
Ces dix dernières années nous ont montré les premiers grands travers de la mondialisation : développement de la corruption, enrichissement des actionnaires et des dirigeants au détriment des salariés, faillites financières, organisations pyramidales inefficaces, effondrement des systèmes sociaux collectifs... Tant que notre modèle économique ne considérera pas les salariés, qui sont aussi des consommateurs, comme une valeur à part entière, nous évoluons dans une impasse. L'entreprise n'est pas une fin en soi. Les entreprises autogérées offrent une première solution alternative. D'autres suivront peut-être.


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