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ECONOMIE
 
26/04/2006

Jean-Noël Kapferer (HEC)
"Le prix des marques est-il trop élévé ?"

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Depuis quelque temps, les ténors de la grande distribution - Michel Edouard Leclerc en tête - fustigent les grandes marques qui selon eux ne baisseraient pas assez leur prix. Franck Riboud, le PDG de Danone, a rétorqué que sa mission ne consistait pas à restituer du pouvoir d'achat au consommateur. De fait, non seulement les grandes marques n'ont pas baissé leur prix, mais certaines les ont même augmenté. En dehors de toute polémique, que faut-il penser de ce débat de fond sur le prix des grandes marques ?


L'ère des prix libres ?
A lire
Jean-Noël Kapferer est l'auteur de "FAQ la marque" (Editions Dunod, 2006)
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L'année 2006 est celle de la fin de la Loi Galland, remplacée par la circulaire Dutreil pour faire baisser les prix des produits de grande consommation via une réduction des marges arrière (jusque-là non incorporées dans le calcul du seuil de revente à perte). A l'occasion de ce changement de la réglementation, on a dû reprendre les négociations tarifaires annuelles entre la grande distribution et les entreprises à marque.

Après les critiques sur la vie chère et le prix des marques émanant du Ministère de l'économie et du commerce en 2004, on observe désormais l'indignation de la grande distribution, vilipendant les grandes marques qui ne baisseraient pas assez leurs prix, voire les augmenteraient encore. Michel Edouard Leclerc, le médiatique dirigeant de la chaîne de distribution éponyme et défenseur auto proclamé du consommateur, a annoncé qu'il refuserait de référencer les produits dont les augmentations excèderaient 2 %.

Tout ceci pourrait laisser penser à un observateur étranger que la France n'est toujours pas un pays de prix libre mais opère encore sous régime d'économie administrée, en tous cas de prix administrés, quoiqu'elle en dise. Après l'Etat soucieux de l'indice des prix, c'est la grande distribution qui veut interdire aux entreprises de pratiquer le prix conforme à leur stratégie.


A chaque marque son prix, qui est la mesure de sa valeur"

De fait, le prix est redevenu un élément clé du marketing des enseignes mais aussi des marques. La marque forte est celle pour laquelle les consommateurs s'impliquent et sont prêts à un sacrifice de prix, voire à une insensibilité à celui-ci, du fait de ses valeurs ajoutées matérielles et immatérielles. A l'inverse, la meilleure mesure de la faiblesse d'une marque est la vitesse à laquelle les clients la quittent après une hausse des prix. Ainsi, à chaque marque son prix, qui est la mesure de sa valeur. Les acheteurs d'Ariel, le leader du marché des détergents mais aussi la marque la plus chère, sont très fidèles : ils apprécient sa qualité supérieure. A l'inverse, les acheteurs de Gamma, une marque à prix très économique, de qualité donc moyenne, sont très sensibles au prix. C'est pourquoi en baissant son prix de 25 % cette lessive a fait faire un bond à ses ventes. La stratégie de prix est donc très différente selon la force de marque.


Les vraies raisons d'une pression à la baisse
Derrière bien des émois feints se cachent en réalité des tactiques d'enseignes. Pour la grande distribution, la fin de la Loi Galland signifie la possibilité de faire baisser le seuil de revente à perte. Cela fait surtout l'affaire des discounters dont Leclerc est le porte parole : ne pouvant jusqu'alors inclure les énormes marges arrière dans leur seuil de revente à perte, c'était leur positionnement stratégique de discounter qui était impossible à mettre en œuvre, face à la nouvelle menace que constitue pour eux les hard discounters. Car le discounter est celui qui casse les prix des grandes marques dans son effort de différenciation avec d'autres enseignes dont la structure de coût ou la stratégie conduit à rechercher des marges plus substantielles, non redistribuées aux clients. C'est en grande partie parce que le discount n'a pu jouer son rôle que le hard discount a trouvé un boulevard pour sa pénétration en France. Or, le hard discount, popularisé par les enseignes allemandes Aldi et Lidl, offre des produits plus de 60 % moins cher que les marques, par la construction même de son business model. Dans sa version pure et dure, il ne vend aucune marque dans ses magasins, sauf exception. Néanmoins pour les Allemands, ultra satisfaits, Aldi est une marque.

Dans une économie sans croissance, tout gain de l'un se fait au détriment de l'autre. La perspective de pouvoir reprendre des points de part de marché aux magasins dits de hard discount enchante donc la distribution concentrée qui, en France, a depuis longtemps éliminé le petit commerce. Les plus ardents défenseurs de la fin de cette loi sont les magasins de discount tels Intermarché ou Leclerc : n'ayant pas de croissance internationale à financer, ils ont joui d'une rente de situation qui les a enrichis considérablement mais n'ont pu concurrencer cette nouvelle forme de commerce.

C'est pour ces mêmes raisons très personnelles que ces discounters sont mécontents de la hausse des prix annoncée par quelques très grandes marques : Ariel de Procter et Gamble, Elsève de L'Oréal Paris, etc…Un prix en hausse même cassé reste un prix haut : il menace moins le hard discounter qui lui ne vend pas de marques. Au contraire, cela le rend plus attractif encore.


Le rôle clé de la marque enseigne
Ajoutons au dossier le fait que Leclerc, à la différence de Carrefour, a toujours rechigné à se lancer avec force dans une vraie politique de marque de distributeur. Sa marque enseigne n'utilise pas la caution du nom Leclerc mais se cache derrière le nom redondant de "marque Repère" (par définition toute marque est repère). La conséquence est que les Centres Leclerc ont plus besoin des grandes marques pour casser leurs prix et affirmer ce faisant leur différenciation stratégique de discounter.


Il y a peu de rayons où les produits premiers prix et de ceux de la marque enseigne ne soient pas majoritaires"

Les hypermarchés tels Carrefour, Auchan ou Casino restent silencieux mais se mettent dans le sillage des récriminations ci-dessus. En effet leur propre interêt est bien différent. Le plus souvent leur marque enseigne est le vrai leader du rayon, en part de marché volume. Il y a bien peu de rayons de la grande consommation où la part des produits premiers prix et de ceux de la marque enseigne (Carrefour, Auchan, Casino, Cora, etc...) ne soient pas très majoritaires et de loin. Que reste-t-il aux grandes marques alors ? Tout simplement la part de marché en valeur, en capitalisant sur leur force et sur l'insensibilité au prix de leurs clients.


Les deux business models pour les marques
En matière d'économie des marques, il n'y a que deux business models possibles : soit un grand volume multiplié par une petite marge, soit une grande marge multipliée par un petit volume. Or, dans la grande distribution concentrée, la part du rayon dévolue aux grandes marques de grande consommation est désormais minoritaire. Une stratégie de volume est désormais impossible à moins de s'appeler Coca Cola, la première marque mondiale. Chaque fois qu'une grande marque essaye d'innover en lançant des produits moins chers, ce n'est pas le consommateur qui les refuse (en fait, il ne les verra jamais), c'est le distributeur qui refuse de référencer ce produit car trop bon marché : il concurrence alors sa propre marque de distributeur. Partout où ils le peuvent, les distributeurs essayent de substituer leur propre eau de source à celle de Cristaline, la marque d'eau de source à bas prix.

En savoir +

La liberté des prix est pour tout le monde : le distributeur comme le producteur. En accroissant leur prix, certaines marques ne font que renforcer leur différence perçue : elles ne concourent pas dans la même division que les autres. Mais ce jeu là, haussier, n'est réservé qu'aux grandes marques, aux fleurons du marché, aux références de la qualité et de l'image. Les autres marques du portefeuille, plus faibles et détenues à dessein, n'auront quant à elles d'autre choix que de jouer sur leur prix, à la baisse. C'est pourquoi Procter et Gamble hausse le prix d'Ariel et casse celui de Gamma.


Parcours

Professeur à HEC et docteur de Northwestern University (USA), Jean-Noël Kapferer est un spécialiste des marques et aussi consultant actif sur les problèmes de marque. Il anime des séminaires sur le management des marques partout dans le monde : à Boston, Tokyo, Stockholm... Il a notamment publié en français "Le dirigeant et la planète consommateurs" (Village Mondiale, 2005) sur la mondialisation des marques , "Ce qui va changer les marques" (Editions d'Organisation, 2005) sur les réponses à apporter au hard discount.


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