Journal du Net > Management >  La prise de décision : Christian Morel (Renault)
INTERVIEW
 
09/02/2005

Christian Morel (Renault)
Les décisions absurdes sont partout

Le point commun entre l'explosion de la navette Challenger et le pont de la rivière Kwaï ? Tout simplement une décision absurde.
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Sylvain Breuzard
(Norsys)

La machine à trancher
Sylvain Breuzard (Norsys)
Les 10 méthodes

Dans son livre Les décisions absurdes, Christian Morel, DRH de la division véhicules utilitaires de Renault, montre que le groupe n'est pas toujours source d'efficacité, bien au contraire. Or de nombreuses décisions ne peuvent être prises qu'à plusieurs. Un cercle vicieux avec lequel il faut apprendre à conjuguer.

Comment arrive-t-on à une décision absurde ?
Christian Morel. Schématiquement, on peut distinguer trois grands scénarios qui conduisent à des décisions absurdes : les erreurs de raisonnement, les mécanismes collectifs et la perte de sens.

Commençons par les erreurs de raisonnement. Sont-elles si fréquentes ?
Oui, car même dans un environnement scientifique, on observe des erreurs de raisonnement rudimentaires. C'est l'erreur de base : l'homme ne raisonne pas toujours de façon déductive et analytique. En outre, il faut souvent aller de plus en plus vite, alors que notre niveau de rationalité reste limité.

Sur quoi peut aboutir une erreur de raisonnement ?
Prenons un exemple typique, à savoir l'explosion de la navette Challenger en janvier 1986. L'enquête prouve que l'accident a été provoqué par des joints qui n'ont pas résisté au froid. La température sur Cap Canaveral était alors tombée à moins de 0°C. Les joints de la fusée d'appoint ont laissé échappé du gaz et le réservoir principal a pris feu. Or les ingénieurs étaient persuadés qu'ils faisaient toujours doux en Floride. Ils ont tout interprété en fonction de cette idée. Lors d'un précédent lancement, les joints n'avaient pourtant pas supporté le froid. Mais les ingénieurs ont estimé que cela ne pourrait pas se produire en Floride, même en cas d'hiver froid.

Vous estimez que les décisions absurdes peuvent également être provoquées par des mécanismes collectifs. De quoi s'agit-il au juste ?
L'exemple type est celui de la panne de l'un des deux réacteurs sur un avion. Suite à une interprétation erronée et à un quiproquo entre le commandant et le copilote, les deux hommes ont finalement arrêté le réacteur qui fonctionnait parfaitement. Si le pilote avait été seul, il aurait sans nul doute mieux vérifié la situation avant de décider. Mais dans cette histoire, chacun a cru que l'autre confirmait son propre choix. Dans certaines situations, le groupe augmente la donc capacité de faire des erreurs. Or, pour la plupart des activités, nous devons travailler en groupe. Un prisonnier français en Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale a parfaitement résumé le problème. Cet homme avait réussi à s'échapper plusieurs fois. Après la guerre, il raconté qu'il était plus facile de s'enfuir en étant surveillé par plusieurs surveillants que par un seul. L'attention d'une seule personne est bien plus forte.


Personne n'a osé briser la bonne harmonie du groupe"

L'erreur collective s'appuie donc sur une forme de déresponsabilisation...
Pas seulement. D'autres mécanismes interviennent dans l'erreur collective. Prenons un autre exemple. Une famille, à savoir le père, la mère, le fils et son épouse, sont dans un ranch au Texas. Il fait très chaud. Ils discutent, tranquillement assis sur la terrasse. Ils décident de faire une promenade dans une ville située à 150 kilomètre de là. Ils prennent leur voiture, qui n'est pas climatisée, et traversent une partie du désert. Ils déjeunent dans un fast food mauvais. En rentrant chez eux, ils se rendent compte qu'ils n'avaient aucune envie de faire cette promenade. Et pourtant, la décision avait été prise collectivement. En effet, chacun a imaginé que les autres en avaient envie et personne n'a osé briser la bonne harmonie du groupe.

Vous identifiez une troisième cause possible pour les décisions absurdes : la "perte de sens". Comment définir ce problème ?
Il s'agit d'une mauvaise gestion des buts de l'action. Pour mieux le comprendre, prenons l'exemple du Pont de la rivière Kwaï. Pendant la deuxième guerre mondiale, un colonel anglais est prisonnier des Japonais. Ces derniers lui demandent de construire un pont. Il y met beaucoup de zèle, en oubliant complètement que ce pont servira finalement à ses ennemis. Son but revient à faire un beau pont. De même, dans les organisations, il arrive que l'on perde de vue le but final, que l'on fasse quelque chose uniquement pour le plaisir, sans que cela ait un sens réel et stratégique.


La créativité risque alors de devenir un but en soi"

Vous mettez en avant le manque de rationalité dans de nombreuses situations. Pensez-vous que l'intuition a cependant un rôle à jouer dans la prise de décision ?
On dit souvent qu'il faut agir plutôt que de réfléchir. Effectivement, on peut découvrir certains objectifs en agissant. Mais il ne faut pas pousser trop loin l'exercice qui peut avoir des effets pervers. Il faut laisser faire son intuition, mais ne pas perdre le sens. Sinon, la créativité risque de devenir un but en soi.

Quelle méthode utilisez-vous pour prendre des décisions ?
Je ne préconise aucune méthode précise car, la plupart du temps, les méthodes ne suffisent pas et n'empêchent pas le fait que les décisions absurdes sont partout. Il faut en plus une dose de réflexion sur ce qui se passe lorsque l'on prend une décision. Pour le pilotage d'un avion de ligne, il existe ainsi des méthodes, des check lists et des procédures très rigoureuses à respecter. Mais les compagnies aériennes ont constaté que ce n'était pas toujours suffisant. Elles ont organisé en plus pour les pilotes des formations en psychologie et sociologie du cockpit. Grâce à ces formations, les pilotes apprennent notamment à analyser une situation dans laquelle l'un des deux membres de l'équipage se trompe.

Au fond, décider est-ce un plaisir ou une épreuve ?
Difficile de trancher. Lorsque la prise de décision est vécue comme une épreuve, le risque est la non décision, qui pose d'ailleurs problème dans les organisations. Mais il existe aussi l'excès de décision, lié au plaisir de décider. Faire des choix, cela donne l'impression d'agir, d'être fort.

La machine à trancher
Sylvain Breuzard (Norsys)
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Quel est le profil des managers qui savent décider ?
Ils savent écouter et dialoguer. Ils favorisent le fait de parler des erreurs plutôt que de les sanctionner. Ils s'appuient aussi sur des retours d'expérience.

Parcours
Licencié en sciences économiques, diplômé de Sciences-Po Paris, docteur en sciences politiques, Christian Morel est directeur des ressources humaines de la division véhicules utilitaires de Renault. Parallèlement à ses responsabilités professionnelles, il mène une réflexion sociologique sur la négociation et la décision. Il a publié en 1981 "La grève froide" (Editions d'Organisation, réédité en 1994 aux Editions Octares) puis "Les décisions absurdes" (Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 2002). >>> Consulter les librairies

Sylvain Breuzard
(Norsys)

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