Carrière
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INTERVIEW
mars
2005
Jean-Noël
Kapferer (HEC)
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Georges Chetochine |
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Mondialisation, licenciements, éthique, environnement, overdose publicitaire, obésité, OGM... Les marques sont de plus en plus exposées à la vindicte des consommateurs. Et pourtant les plus critiquées restent encore les plus consommées. Mais s'ajoute aujourd'hui à ce nouvel esprit critique du consommateur, la tension croissante sur la perte de pouvoir d'achat. Un thème face sur lequel les marques sont directement montrées du doigt et menacées avec la montée en puissance des marques distributeurs à prix planchers. Analyse de la situation par Jean-Noël Kapferer, spécialiste des marques et auteur de l'ouvrage "Le dirigeant et la planète consommateur".
Il y a quinze ans, le consommateur
achetait du rêve et les marques étaient quasiment vécues comme des
religions. Ce modèle est-il fini ?
Jean-Noël Kapferer. Ce modèle n'est pas fini,
il n'y a pas un rejet massif des marques. Le changement vient en
fait de la montée en charge du circuit de la distribution sans marque,
quel que soit le secteur. Ce sont les prix et la proximité qui font
le succès du discount. Si les Leclercs et les Carrefours étaient
proches, les consommateurs s'y rendraient. Or le discount, grâce
aux petites surfaces, revient dans les zones urbaines. Je ne suis
pas sûr que le consommateur rejette pour autant Danone ou la moutarde
Amora. Mais aujourd'hui, il montre qu'il peut s'en passer.
Quelles
sont les conséquences de cette "désaccoutumance" ?
Si les gens arrivent à se passer des marques, cela revient exactement
au même sur le plan du chiffre d'affaires que s'ils étaient contre
les marques. La situation est nouvelle pour les marques établies,
elles doivent affronter une nouvelle concurrence. Prenez le secteur
aérien, où Air France doit désormais conjuguer
avec la percée de Ryan Air ou d'Easy Jet. C'est un changement
de donne très profond.
Le nouveau combat des marques porte-t-il
sur le prix ?
Le problème est que la fidélisation par le prix n'est pas
une véritable fidélisation. Ceux qui achètent les premiers prix
vont ensuite vers le discount suivant un mécanisme de descente d'escalier.
Les marques ont donc tout à perdre en se battant sur ce terrain.
Cette tendance à la guerre des
prix est-il durable ou passagère ?
Je crains que le phénomène ne soit durable. En 1994, 27 % des Français
estimaient qu'une grande marque justifiait ses prix, même s'ils
étaient supérieurs à d'autres marques. En 2004, cette proportion
a chuté à 16 %. Cette évolution s'explique parfaitement :
en 1994, il n'y avait pas autant de concurrence et les marques distributeurs
étaient seulement 15 % moins chères que celles des fabriquants.
En 2004, les marques distributeurs sont devenues 50 % moins chères,
voire 70 % moins chères. On assiste à un élargissement radicalement
nouveau de l'offre de prix. En outre, les produits peu chers sont
désormais en bas de chez vous et non plus dans une zone industrielle
distante. Cela pousse les gens à penser différemment, à s'ouvrir
à de nouvelles offres.
Acheter moins cher devient une nouvelle habitude" |
La tension actuelle sur le pouvoir
d'achat risque encore d'amplifier le phénomène...
Le pouvoir d'achat est bloqué alors qu'il pourrait servir aux consommateurs
pour acheter des équipements de loisir par exemple, acheter du rêve.
Actuellement, les consommateurs font des économies sur les produits
alimentaires pour pouvoir partir en vacances. Si on redonnait du
pouvoir d'achat aux gens, ils achèteraient de nouveau des marques.
Dans ce contexte, le véritable problème pour les marques
est, qu'au fur et à mesure, acheter moins cher devient une nouvelle
habitude. Les gens apprennent une nouvelle manière de consommer,
testent les marques distributeurs. Et ces essais concluants laissent
des traces durables.
Les grandes marques sont-elles aujourd'hui
davantage exposées à cette prise de distance qu'exercent
les consommateurs ?
Les marques mondiales offrent avant tout une forte ambivalence :
elles attirent le consommateur et, en même temps, le révulsent.
Par exemple, Coca Cola est à la fois la marque préférée et la plus
détestée des adolescents. Autre exemple avec Microsoft, qui permet
des échanges à travers la planète, tout le monde utilisant
les mêmes outils. En contre-partie le groupe exerce un monopole
et les consommateurs ont le sentiment de ne pas avoir le choix.
Un dernier exemple avec France Télécom, qui est rejeté par l'opinion
en raison du monopole que l'opérateur exerce, imposant ses
prix et l'absence de choix. Or, la logique des marques consiste
justement à offrir du choix au consommateur. L'absence de ce choix
génère toujours de l'animosité. Pour autant, dans le mass market,
il n'y a pas de rejet des marques. C'est ce que confirment les statistiques
de la Sofres sur les marques préférées des consommateurs. Les gens
continuent d'aimer les marques, mais ils achètent aujourd'hui Carrefour
pour des raisons de prix.
Pourquoi la notion de monopole est-elle
autant rejetée ?
Les monopoles peuvent être une nécessité pour le développement économique
de zones sous développées. Pendant 50 ans, c'était le cas du gaz
et de l'électricité pour la France. Mais c'est une période historique
aujourd'hui dépassée, d'où l'animosité des moins de 35 ans pour
ces monopoles. Le moteur du progrès reste la concurrence qui stimule
l'innovation et la baisse des prix.
C'est le rejet d'une consommation dangereuse" |
Au-delà du monopole, d'autres
facteurs expliquent-ils la situation dans laquelle se trouvent les
grandes marques ?
Le phénomène de rejet des monopoles et des grandes marques est en
partie lié au contexte politique mondial. Les grandes marques se
placent en porte-drapeau de leur pays. Par exemple, Coca est déprécié
en France et au Moyen Orient mais pas du tout en Suède, en Hollande,
en Espagne ou en Italie. Ajoutez à ce phénomène
une couche de polémique par exemple sur l'obésité, et certains grands
noms se retrouvent mis en cause, alors qu'ils étaient adorés hier.
Nutella était la marque préférée des mères de famille. Aujourd'hui
le produit est vécu comme une source potentielle d'obésité.
C'est le rejet d'une consommation dangereuse.
Comment définiriez-vous une marque
aujourd'hui ?
Beaucoup de marques ne sont plus que des marques de nom. Les vraies
marques ont un potentiel de fidélisation et la capacité à créer
une relation durable avec le consommateur. La véritable marque est
celle également qui apporte de l'innovation. La praticité
du produit est valorisée par le consommateur. Ce sont les marques
de tête qui font avancer le marché.
Sur le terrain de l'innovation, les
marques distributeurs s'exposent-elles à un retour de flammes ?
L'innovation reste en effet problématique. Les distributeurs sont
forts en achat et en revente, ils travaillent sur le présent. Ils
développent en interne un management épuré et moins de R&D, d'où
des niveaux de prix moindres. Néanmoins quelques distributeurs spécialisés
se transforment progressivement en fabriquants. Lorsque Leclerc
Sport achète et revend, Décathlon fabrique 60 % de ses produits
sous ses propres marques comme Quechua. Cette enseigne veut faire
évoluer le sport et fidéliser ses clients.
Le pire serait que les marques ne prennent pas ce virage" |
Les marques distributeurs ne vont-elles
pas devenir un jour des "grandes marques" ?
Historiquement, de nouvelles marques émergent et remplacent d'autres
marques. Il y est clair que les marques distributeurs veulent devenir
des marques à part entière. Mais en France, la législation interdit
aux distributeurs de faire de la publicité pour leurs produits à
la télévision. Une contrainte que les distributeurs ne subissent
pas en Grande-Bretagne, où leurs marques ont déjà
une plus forte notoriété auprès des consommateurs.
Les "non-marques" ont-elles
une carte à jouer dans ce contexte ?
Il existe au Japon une marque dont la traduction
du nom mot pour mot est "non marque". Elle propose des produits
alimentaires, des accessoires culinaires, des vêtements avec un
design soigné. Mais c'est un phénomène très urbain qui veut proposer
une vie plus simple. Une philosophie largement ancrée dans la culture
japonaise.
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Au-delà de l'innovation, les
marques travaillent de plus en plus sur les "valeurs durables".
Est-ce un phénomène de fond ?
Effectivement, les marques commencent à travailler
sur l'éthique, le commerce équitable, le développement durable,
la responsabilité sociale, et à se rapprocher des tendances de demain.
On pourrait dire "big is responsible" dorénavant. Et des marques
comme The Body Shop ou Starbucks ont déjà bien intégré
ces préoccupations. Le pire serait que les marques ne prennent pas
ce virage, car la société les attend de toute manière au tournant.
Il faut noter que les distributeurs se sont déjà engagés sur le
terrain. Monoprix lance lui-même des produits bio dans ses rayons,
ou bien issus du commerce équitable. Cette tendance de fond est
directement liée à la mondialisation et la conscience plus aigüe
de ce qui se passe dans le monde. Il est un fait que la société
opulente de surconsommation se sent coupable mais veut continuer
à surconsommer. D'où une certaine sensibilité aux produits éthiques
qui l'aide à se sentir moins coupable, et en bonne santé par la
même occasion.
Parcours
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Professeur à HEC et docteur de Northwestern University (USA), Jean-Noël Kapferer est un spécialiste des marques et aussi consultant actif sur les problèmes de marque. Il anime des séminaires sur le management des marques partout dans le monde : à Boston, Tokyo, Stockholm... Il a notamment publié en français "Le dirigeant et la planète consommateurs" (Village Mondiale, 2005 >>> Consulter les libraires) sur la mondialisation des marques , "Ce qui va changer les marques" (Editions d'Organisation, 2002) sur les réponses à apporter au hard discount. |
Georges Chetochine |
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