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ECONOMIE
 
12/04/2006

La chronique de Gérard Pavy
"Le CPE, le gouvernement et l'anorexique"

Suite à l'échec du gouvernement à faire passer le CPE, Gérard Pavy analyse le phénomène qui a conduit à ce refus du changement.
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A lire
Gérard Pavy est l'auteur de "Dirigeants/ salariés, les liaisons mensongères"
(Editions d'organisation, 2004)
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L'histoire manquée du CPE est une bonne illustration de l'anorexie mentale. Comment cela fonctionne-t-il ?

Pour aller à l'essentiel, dans l'anorexie, l'enfant, fille généralement, refuse l'alimentation de la mère. L'échange est à peu près le suivant. L'enfant dit "aime-moi" et la mère répond "laisse-toi nourrir". En fait derrière la faim de l'enfant, il y a une demande d'amour, une demande de reconnaissance du sujet et de sa spécificité. L'action de la mère aboutit à faire passer l'enfant pour un objet passif, soumis à des besoins. La nourriture qu'il ne peut refuser prend pour lui une réalité monstrueuse. Il a le sentiment d'être piloté par l'autre qui pénètre son pré-carré sans respecter son autonomie. L'enfant vit cette réponse comme un ravalement et rejette la nourriture.

Cet échange illustre la situation :
"- J'ai faim, disais-je donc à ma mère en refusant ses offrandes étouffe-chrétiens.
- Non, tu n'as pas faim. Si tu avais faim, tu mangerais ce que je te donne, entendis-je mille fois."
(Amélie Nothomb, Biographie de la faim, Albin Michel)


CPE ou Cognac ?
Appliquons le raisonnement au CPE. La société, par les discours du gouvernement, dit en quelque sorte aux jeunes "laisse moi t'embaucher" et les jeunes répondent "je veux être reconnu". Les jeunes recherchent sans doute à être comblés au niveau de leurs besoins "primaires" (un job et un salaire). Mais ils aspirent surtout à un autre monde, ils ont faim de symboles, de reconnaissance de leur positionnement, de reconnaissance de leurs désirs. Comme tout le monde, ils veulent être aimés et entendus, deux objectifs difficiles à concilier : le premier objectif étant raté, ils ont tout misés sur le second !


L'action du gouvernement a donc un impact dénarcissisant pour la jeunesse"

En offrant le CPE, le gouvernement indique aux jeunes que c'est lui qui maîtrise le jeu et qu'il a la réponse à leurs problèmes. Alors le maître se trouve tout déconfit : non seulement les jeunes ne le remercient pas, mais ils rejettent le cadeau CPE. Réfléchissons, cette réaction est-elle absurde ? Apprécieriez-vous un gâteau ou un cognac fine champagne, si on vous le fourguait de force ? Eh bien, il en est de même du CPE. Vous êtes en situation d'apprécier quelque chose, à partir du moment où vous pouvez l'accepter ou le refuser, signe de votre libre engagement. L'action du gouvernement a donc un impact dénarcissisant pour la jeunesse.


Mes fantasmes sont vos besoins
La situation se complique quand le gouvernement s'adresse aux jeunes en déclamant : "Ne refusez pas de grandir, ne butez pas sur l'obstacle de la mondialisation, le CPE est une application du principe de réalité, prenez-en deux cuillerées chacun et vous deviendrez adultes." Certes, le gouvernement part d'une bonne intention : il ne peut souffrir que 24 % des jeunes soient au chômage. Mais ce discours cache mal un non-dit ravageur : "vous êtes des peureux (sous-entendu, moi je suis fort car je maîtrise mes angoisses), et si je vous applique cette thérapie de choc (le CPE), c'est pour votre bien". Le gouvernement emboîte ainsi le pas des experts en "déclinologie", qui nous expliquent que la France s'affaisse parce qu'elle n'a pas le courage de faire face aux exigences de la réalité.

Les hommes du gouvernement semblent piégés dans une vision du monde dont le scénario est le suivant :
1. On ne peut s'autoriser à jouir et à l'assumer (le chômage assisté).
2. Si on jouit, il faut le payer par un sentiment de culpabilité.
3. La culpabilité ne peut s'effacer qu'au prix d'une sanction rédemptrice (le CPE).

Ils projètent leurs propres fantasmes sur les autres et allègent le poids de leur culpabilité en la faisant reposer sur la jeunesse. Le tour est joué. C'est toujours amusant d'entendre des hommes politiques, issus de l'administration ou cumulards, donc protégés, vanter les mérites de la flexibilité. L'homme est un animal bien curieux : il passe son temps à jouir à sa façon tout en le niant et à refuser aux autres, dès qu'il dispose d'un peu de pouvoir, le droit de jouir à leur façon !


Le changement promotionnant
Bien sûr, la société et ses constituants doivent tenir compte de l'évolution des réalités. Il faut savoir quitter un objet familier, une situation encore confortable, mais dépassée, pour s'investir dans de nouveaux projets et aller vers l'inconnu. Ces changements impliquent des investissements personnels importants et ne vont pas sans efforts pour dépasser ses peurs. Face à un changement imposé, sans perspective ni attrait, un individu réagit en régressant et en s'accrochant à l'objet dont on veut le séparer. Le changement ne réussit que s'il est perçu comme promotionnant par chacun. L'individu comprend qu'il pourra développer ses potentiels en empruntant la nouvelle voie qui lui est proposée. C'est ce que Dolto appelle la castration symboligène. Sans cette mise en perspective, le changement est perçu immanquablement comme l'exercice sadisant d'un pouvoir distant.

Tout ceci nous conduit à souligner l'importance de comprendre les relations entre les acteurs et leur part d'investissement subjectif dans les situations de changement. Quelqu'un au gouvernement s'est-il soucié de savoir comment tel geste, telle mesure, telle annonce serait interprétée par les "jeunes" et ce qu'ils cherchent vraiment ? Si la crise invite les gouvernements, présents et à venir, à poser les questions aussi en termes de représentations de soi, d'identité et d'attentes réciproques, c'est déjà un résultat positif.



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Parcours

Gérard Pavy, 51 ans, est consultant, sociologue, et psychanalyste. Il dirige Pavy Consulting, société de conseil et formation en management. Il est par ailleurs chargé de cours au sein du MBA HEC. Il est l'auteur de "Dirigeants/ salariés, les liaisons mensongères" (Editions d'organisation, 2004) et de "La logique de l'informel" (Editions d'organisation, 2002). Avant de fonder Pavy Consulting, il a été vice-président d'Aon Management Consulting, directeur général de Celerant Consulting France et senior manager cherz Accenture. Gérard Pavy a collaboré pendant dix ans avec Michel Crozier.


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